Je
ne veux pas m'appesantir niaisement sur de vieilles anecdotes. Ce
serait là une posture bien trop tournée vers ce qui n'est plus,
c'est à dire vers la mort. Les souvenirs peuvent être malsains, il
faut s'en méfier mais il faut aussi les respecter car, s'ils ont
parfois un goût de mort, le passé est fondateur, racinaire, source
de vie et de culture. Interroger le passé par sentimentalisme ou
narcissisme est stérile mais repérer dans le passé ce qui est
assez solide pour fonder l'avenir est fécond. Fort de cette
conviction, je me suis intéressé assez naturellement à l'idée
d'une relecture de vie. Je continue en cela à piller sans vergogne
la démarche de Marie-Paule Dessaint.
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Fils
d'un homme imposant, d'un industriel à qui je devais succéder,
j'étais prédestiné à incarner la cinquième génération d'une
petite dynastie de chefs d'entreprise. Dès ma naissance, mon père
me présentait déjà fièrement comme « l'héritier de la couronne
». Sans tenir compte de mon jeune âge, des adultes m'entouraient de
déférence. Au point que j'ai fini par me considérer comme un
personnage plus important que les autres. La source de mes privilèges
s'est chargée de réduire à néant cet orgueil mal placé. À
l'évidence, il s'agissait non pas de ma valeur personnelle mais
hélas de mon statut de fils, exclusivement. Cette cruelle
déconvenue, dont les ressorts m'étaient à peu près inconscients,
s'est envenimée à l'adolescence sur un mode névrotique. France
Gall chantait : Résiste ! Prouve que tu existes ! Comment
exister ? Je suis devenu cynique, asocial, voire misanthrope,
rebelle à toute forme d'autorité. Plus tard, j'ai jeté ma fureur
de vivre dans le ski hors piste, le sport automobile, la moto,
l'aviation légère et même la voltige aérienne. J'ai eu de la
chance : j'en suis sorti indemne, physiquement. Au mental,
c'était autre chose. J'étais inapte à toute prise de décision,
notamment quant à mon orientation professionnelle. La pression
psychologique que mon père exerçait sur moi pour que je lui succède
n'avait d'égal que la résistance farouche que je lui opposais.
L'immobilisme était le seul effet possible de ces deux forces
antagonistes. Ceux qui pratiquent le tir à la corde comprendront. Le
cul entre deux chaises et à force de courir deux lièvres à la
fois, mes études terminées, je n'étais préparé à rien. Entre la
reprise de l'affaire paternelle ou une voie plus personnelle, j'ai
laissé les événements opérer un choix à ma place. Pour mes
parents, les architectes et les fonctionnaires représentaient la lie
de la société, dans ce qu'elle a de plus bas. Combien de fois à la
maison, ai-je entendu ce jugement définitif à propos de tels
parents dont le fils avait failli : « Comme ça n'était qu'un
bon à rien, ils l'ont foutu fonctionnaire. De toute façon, il
n'aurait jamais pu faire autre chose ! » Tous les mots sont
importants. Leurs motifs leur appartenaient. Par un hasard qui ne
peut pas tout à fait en être un, je suis devenu d'abord architecte
puis, quelques années après, fonctionnaire.
Lorsque
je suis rentré dans l'administration, j'ai tout de suite eu
l'impression d'arriver chez les fous. Cependant, mon premier fils
entrait en maternelle, le second est né peu après. Lorsqu'on a
charge d'âme, on ne quitte pas un job qui offre à la fois une
garantie d'emploi à vie, un salaire assez élevé et des conditions
de travail plutôt confortables. Et c'est ainsi que j'ai passé le
restant de ma carrière dans la fonction publique et c'est pourquoi
j'y suis encore aujourd'hui. Mais dans 333 jours précisément, ça
s'arrête !
Telles
sont les fondations sur lesquelles je me prépare à édifier ma
retraite ; elles sont bien fragiles mais, contre vents et
marées, je garde l'ambition d'une réussite, enfin.
EPILOGUE
Mon
père a fini par céder son entreprise, en abandonnant les portraits
de ses ancêtres sur les murs de son prestigieux bureau. Quelques
années plus tard, l'usine a fermé. Une centaine de personnes ont
perdu leur emploi et une partie d'entre elles m'en a tenu responsable. J'aurais pourtant été bien incapable d'empêcher ce
désastre. Peu de temps après, mon père est mort – en est mort,
ont pu dire certains – en se demandant toujours pourquoi je ne lui
avais pas succédé.
Il
y aura bientôt 30 ans de cela.